Femmes créatrices d’un foyer
Une histoire d’espaces genrés et consumérisme
Je suis allé chez un ami qui vit avec sa copine depuis plus d’un an. En entrant dans leur appartement, le commentaire qu’ils entendent le plus souvent est : « Tu vis chez ta copine ? » En effet, il a à peine participé à la décoration de leur nouvel appartement. Non pas parce qu’elle impose son style, au contraire, elle semble chercher sa contribution, mais plutôt parce qu’il ne semble pas s’en soucier. Autant cette situation peut paraître isolée, autant elle ne l’est pas, et les memes moquant les appartement à peine meublés des hommes célibataire semblent souligner une tendance partager en occident.
Mais pourquoi les hommes semblent-ils ne pas se soucier de la décoration de la maison alors que les femmes en sont les ‘créatrices’ d’une atmosphère chaleureuse ? Selon coohom.com, dans un article intitulé « pourquoi les femmes excellent plus que les hommes en décoration d’intérieur », la réponse tient à notre nature : « les femmes sont souvent socialisées dès leur plus jeune âge à apprécier l’esthétique, les couleurs et l’harmonie dans leur environnement. Cette exposition précoce favorise une inclination naturelle vers le design et la décoration. »
Comme vous l’aurez peut-être remarqué ou non à travers ce blog, le sujet de l’inclination des femmes vers le consumérisme me fascine. Or cette inclination est-elle justifiée par une ‘inclination naturelle’
Alors, d’où vient exactement cette inclination pour la décoration d’intérieur ?
Depuis la révolution industrielle, et de manière plus évidente à partir de la fin du XVIIIe siècle, le travail et le domicile sont devenus des sphères de plus en plus distinctes. Les femmes des classes moyennes et supérieures ont commencé à s’approprier ces espaces. Alors que le clivage entre sphère publique et sphère privée s’élargissait, la sphère publique fut associée aux hommes, tandis que la sphère privée et domestique, dans les familles des classes moyennes et supérieures, était de plus en plus liée aux femmes. C’est durant cette même période que le concept de « foyer », distinct de la simple structure physique de la « maison », commença à prendre forme en langue anglaise, tout comme le terme « domesticité ». Bien que les chercheurs ont depuis démontré que cette dichotomie n’est pas entièrement binaire, et que les femmes participaient à la vie publique de diverses manières, la sphère domestique s’est néanmoins fortement identifiée aux femmes tout au long du XIXe siècle.
Cette attention croissante portée au foyer coïncide avec l’essor de la culture de consommation. La production de masse et l’expansion des marchés à la fin du XIXe et au début du XXe siècle ont rendu les objets décoratifs plus accessibles que jamais en Europe et aux États-Unis. Les magazines de décoration d’intérieur ont fleuri, proposant des conseils sur tout, du papier peint à l’agencement du mobilier.
Comme le souligne l’historien Frank Trentmann dans son livre The Empire of Things, l’accumulation de biens est devenue centrale à l’identité de la classe moyenne. Le foyer devint un affichage de goût, de respectabilité et de statut social. La décoration intérieure permettait aux familles de la classe moyenne de se distinguer de la classe ouvrière et de projeter une image de modernité et de raffinement. Pour les femmes, la décoration du foyer devint une attente — faire du shopping pour des meubles et des objets décoratifs était profondément lié à leur rôle de gardiennes et de protectrices du foyer. Trentmann porte un regard critique sur ce phénomène, confinant les aspects créatifs des femmes à la consommation et à la sphère domestique.
« Le shopping et les biens de consommation étaient cruciaux pour la participation économique et politique des épouses et des mères ainsi que pour leur expression artistique et la construction de leur identité. [...] Pour de nombreuses épouses et mères, la consommation était donc une activité à vie, permettant la survie et le bien-être de leurs familles. Pour quelques femmes, cela offrait aussi des opportunités d’expérimentation artistique. Enfin, certaines femmes utilisaient la culture de consommation pour construire leur statut. Dans leurs tentatives de se présenter comme modernes, elles dénigraient d’autres femmes. »
Dans ce contexte, le goût des femmes pour la décoration d’intérieur n’est pas une inclination naturelle mais enraciné dans près de deux siècles d’attentes sociales qui les ont placées en tant que conservatrices de la vie domestique, censées être les créatrices du « foyer ». Cependant, cette dynamique commence à changer, alors que de plus en plus d’hommes prennent un rôle actif dans la décoration de leur espace de vie. Un exemple clair de ce changement est le subreddit r/MaleLivingSpace. Sur ce forum, des hommes publient des photos de leurs appartements et cherchent des conseils pour améliorer leur intérieur, défiant le stéréotype de l’appartement non meublé, nu, avec seulement un matelas par terre.